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L’empire du derrière (ou quand les mots vont la tête en bas)

Le 13 janvier 2024

Non, il ne s’agit pas ici d’évoquer les circuits économiques de la pornographie ni même les tendances (déjà démodées) du « porno chic ».


Il s’agit de commenter l’étrange fortune du mot « derrière » lequel finit être employé (parfois bien à tort) à des fins autres que celles qu’il a connues jusqu’à présent.


1 - Quand le passé devient l’avenir


Ainsi le mot »derrière » devient suggéré pour signifier l’avenir : « Les politiques prennent des engagements et, derrière, les services traînent les pieds » (Jean-Christophe RUFFIN, Le parfum d'Adam (2007) )


« L’effort doit être poursuivi, c'est pour moi un objectif clé. Et derrière, aller au bout de la capacité, bâtir des hubs de production de vaccins et donc, derrière, de traitements de diagnostic avec quelques pays clés que nous devons consolider » (Discours du Président Emmanuel Macron à l'occasion de la conférence des ambassadrices et des ambassadeurs, 1er septembre 2022)

Notre langue a plutôt tendance à assimiler le « derrière » au passé (« Nous devrions regarder en arrière et sélectionner ce qui est bon et laisser derrière nous ce qui est mauvais » Nelson MANDELA)

Certes « derrière » renvoie aussi à ce qui est caché ou non encore connu, d’où il est imaginable de dire que l’avenir sera révélé et qu’en attendant, ce qui nous attend est « derrière » quelque chose qui nous le dissimule.

Certes encore quelques dictionnaires admettent que comme adverbe « derrière » peut signifier une « postériorité temporelle », d’autres que son emploi de cette façon est admis mais familier.

Cette vision aboutit à rendre « derrière » synonyme de « devant », c’est à dire d’attacher au même « signifiant » deux « signifiés » antagonistes (sauf à ce que celui qui le reçoit admette que le sens d’un signifiant n’est plus uniquement issu de celui-ci mais aussi du contexte de son emploi).

Généralement, le passé est « derrière » nous et le futur « devant » nous, autant éviter des formules qui proposent que le futur puisse être quelque part « derrière ».

La langue française est un espace de grande liberté et ne manque pas d’évoluer, mais ce qui précède illustre « une façon de parler qui est fort en usage : mais non pas parmi les excellents écrivains » (Liberté de la Langue Françoise dans sa Pureté, Scipion Dupleix, 1651).

2 - Quand « devant » devient « derrière »

Nos dictionnaires ne manquent pas de rappeler que derrière exprime (entre autres) et dans l’espace (nous ne sommes plus dans le temps) une partie postérieure, opposée à la partie principale.

Mais là encore, un usage fréquent nous propose de voir des français derrière leur écran, radio, etc… : « toutes les fois qu'elle en a l'occasion, c'est derrière l'écran de son iPhone qu'elle regarde ses enfants «  (Leïla Slimani) « La vraie amitié, la vraie fraternité, ce n'est pas derrière un écran qu'on la trouve, mais dans la main de l'autre qu'on serre » (Frank Adriat)

La face avant d’un écran est pourtant bien celle que l’on regarde, où s’affiche l’image, d’où « derrière l’écran » ne devrait être que la partie poussiéreuse (où l’on se tient rarement, il n’y a là pas grand’chose d’intéressant), voire même sa partie invisible, interne à l’appareil.

Toujours dans l’idée que la langue française permet beaucoup de choses, nous pourrions admettre que les termes « derrière son écran » voudraient exprimer l’attitude de celui qui conçoit cet écran comme un bouclier contre quelque néfaste réalité à laquelle on ne voudrait ou ne pourrait faire face.

C’est là s’exposer à une indulgence naïve, voire prétendre faire savoir, à la place de l’auteur, ce qu’il a entendu exprimer.

La pratique de la langue française n’échappe pas aux faiblesses de toute activité humaine, ayons le souci du bon usage de la langue.